La cathédrale et nous

VIII

Nous eûmes, en entrant, une légère déception. Le soleil lançant par quelques vitres blanches de grands ponts de lumière, déplaçait toutes les perspectives. La Cathédrale était si vivement éclairée qu'elle nous sembla courte, un peu trapue, et, comme nous nous attendions à, sitôt les tambours refermés, démarrer de la terre, nous la trouvâmes peu mystérieuse.

Après une courte prière nous déchiffrâmes les vitraux... ce fut insensiblement un véritable départ. Tour à tour nous voguâmes sur les eaux du déluge que figuraient des ondulations de toutes les couleurs, nous chassâmes avec St Eustache... à travers quelques conventions que très vite nous découvrîmes, les verrières nous racontèrent mille histoires... Mais entre toutes nous préférâmes les trois grandes Trouées d'Azur sous l'éclatement de l'Apocalypse.

Trois hautes fenêtres toutes bleues, où partant du Rêve de Jessé, par la vie de l'Immaculée, on aboutit à la Passion. La conception en est extrêmement simple ; on n'y retrouve rien des savantes broderies qui de toute part cernent la nef... Leur naïveté rafraîchit l'âme... à le lire on se sent redevenir le petit enfant qui seul entrera dans le Royaume de Dieu.

Pour nous distraire nous dénombrâmes les scènes journalières qui, au bas de chaque vitrail, rappellent ses donateurs. Ici le charron achève une roue, le tonnelier tourne une bonde, là le forgeron frappe un fer rouge sur l'enclume... nous nous amusâmes surtout de ce fourreur qui si éloquemment fait l'article ! La femme est bien près de se laisser tenter, et sans le mari qui la tire par la manche, je gage qu'elle achèterait le manteau.

Marc

Ce devait être un émerveillement pour ces pauvres artisans du Moyen-Age, de voir ainsi leurs moindres gestes familiariser avec les plus sublimes vies de Saints. Comme leur métier s'illuminait de ce contact permanent avec le merveilleux ! Ces actions, bien humbles, qui du matin au soir, tissaient leur vie, ils les accomplissaient aussi là-bas dans la miraculeuse Cathédrale, et leur existence en revêtait un caractère en quelque sorte liturgique. Le moindre de leurs mouvements méritait d'être dédié à la gloire de Dieu ; et toute la cathédrale, avec ses antennes mêlées d'azur, avec ses voûtes arrondies comme des voiles, avec le brasillement de ses si vraisemblables pierreries, pénétrant leur âme, la transfigurait.

Vitalis

C'est de quoi nous souffrons peut-être le plus, d'avoir rompu avec le Merveilleux. Le paysan, dont chaque acte suppose un miracle peut encore enrichir sa vie du merveilleux qui l'entoure : courbé tout le jour sur le mystère de la germination, sur l'opération magique, et chaque année renouvelée du bourgeon qui crève l'écorce et s'épanouit en feuillage, il participe à de prodigieuses féeries. Mais l'ouvrier... Je ne connais rien de si navrant qu'une vie d'ouvrier. Il ne quitte son faubourg terne, dont la laideur manque à tel point de pathétique que nous ne saurions en être émus, que pour travailler sur des machines. Ici plus aucune trace du merveilleux, tout s'explique dans la machine. Au long de ses jours inexorablement semblables, l'ouvrier ne trouve rien qui le dépasse ; il sait que pour construire la machine dont il connaît tous les ressorts on a employé une autre machine, qu'il lui serait loisible d'étudier aussi bien, et comme autrefois à l'école on lui a entonné quelques fragments de Darwinisme, il croit que sur la terre tout s'explique. Comment concevrait-il l'existence d'un mystère ? Je me l'explique parfaitement cette phrase qu'Abel Bonnard entendit un mécano prononcer devant le Jourdain : « Peuh ! C'est bien plus petit que la Seine »... Plus petit que la Seine... Leur âme est murée sur tout ce qui n'est pas immédiatement explicable.

Marc l'interrompit

Tiens, M. Étienne Roubet : il faut que vous le connaissiez.

Nous nous retournâmes. Du fond de la Cathédrale venait vers nous un petit homme brun... Nous ne l'eussions pas remarqué s'il n'avait marché avec une aisance surprenante dans ce lieu où nous nous sentions un  peu gauches : l'abondance de ces merveilles ne l'effrayait pas. Ce n'était pas indifférence : un coup d’œil respectueusement attendri sur l'aigue-marine resplendissante de la belle verrière, une tendance à ne passer que par les perspectives le plus émouvantes, nous révélaient suffisamment son amour. Ce n'était pas habitude, non plus, mais simplicité d'allure d'un être qui se meut dans son milieu propre.

Ne voyions nous pas un survivant des bâtisseurs de la Cathédrale ? La parenté avec leur œuvre l'eût fait croire. Avec son visage dont les rides avaient la patine même de la pierre, sa vaste houppelande, sans forme ni âge, avec surtout l'expression détachée de son visage et ses yeux qui regardaient par delà nos apparences vers des sphères inaccessible, il paraissait descendre d'un des portails.

Tant que vous voudrez, répondit-il simplement ; je vous demanderai de m'attendre une minute... ou plutôt suivez-moi. J'en profiterai pour vous montrer la chapelle et l'escalier Saint Pierre.

Ni la chapelle, ni l'escalier ne nous frappèrent ; la lumière vive qui tombe des fenêtres sans vitraux nous déroutait, seul  nous enchanta le bureau d'Étienne Roubet.

Dans un espace de quelques mètres carrés s'entassaient tous les documents possibles sur la Cathédrale. Photographies, reproductions, livres, s'amoncelaient en piles sur la table, couvraient les murs, déferlaient jusque dans la chapelle. Au milieu de ce flot, Étienne Roubet s'ébrouait : « Tenez, nous disait-il, voici les photographies des voussures, vous les verrez mieux sous les porches : la vie active, la vie contemplative. Voici la frise du  portail Royal. Mais pour ma part, ajoutait-il, je préfère le portail Nord, il est plus humain. Où sont donc Aristote et Pythagore ? Ah ! sur la pile là-bas. Passez-les moi. Regardez cet effort de la pensée, combien est-ce plus expressif que chez un Rodin ! Il y a vraiment dans ces quatre philosophes toutes les attitudes du travail intellectuel. Mais venez, ces photographies ne sont là que pour nous aider à mieux comprendre la pierre, il ne faudrait pas trop nous attarder.

Comme à chaque fois qu'on visite en groupe un monument des gens se joignirent à nous. Public habituel de ces sortes de promenades. De gros allemands, deux jeunes anglais, et l'éternel couple français agréablement débraillé, que nous avions remarqué depuis une heure errant désorienté dans les déambulatoires sans bien savoir ce qu'il devait y admirer. L'homme semblait chagrin de ne savoir comment éblouir sa femme de son « érudition ».

- Pas tant que cela, reprit son mari avec supériorité, même pas la moitié d'un de nos paquebots modernes.

Étienne Roubet nous révéla tout le mystère des vitraux. Il n'employait que des termes très simples ; la sensualité avec laquelle il les prononçait leur donnait un relief extraordinaire. Parfois, il nous menait jusque dans les recoins les plus noirs, c'est là qu'à demi baigné d'ombre on est le mieux ébloui de l'éclatante profusion des rouges et des bleus.

« Tout cela, on l'a restauré. »

déclara le français que je soupçonnais d'être un garagiste ou quelque autre mécanicien.

« Mais non – répondit Roubet, on n'y a jamais touché ».

L'homme

Alors, ils sont vieux ?

Étienne Roubet

Mon Dieu ! Ces vitraux ont quelques sept cents ans.

L'homme

Tu entends, Émilienne, sept cents ans ! C'est  encore plus vieux que le château de Versailles. Sept cents ans ! Il n'y a pas à dire, c'est épatant ! »

Mon regard croisa celui d'Étienne Roubet. - « De la mystérieuse naïveté des légendes pensions-nous – des rutilantes verrières, rien n'a pu émouvoir cet homme : l’intéressante précision d'une date le soulève d'enthousiasme ! »

Nous sortîmes voir le portail nord. La désolation en est si pénétrante, le pathétique si humain qu'Étienne Roubet n'avait pas besoin de parler pour que nous en ressentions la mélancolie. Statuaire âpre et concise comme la Bible ! L'alignement muet des prophètes figés dans une interminable attente est d'un style si tendu que presque malgré soi on en éprouve la tristesse.

L'homme

Non, mais, regarde-moi ces magots !

Cette phrase nous frappa comme une détonation. L'homme reprit sans faire attention au recul que nous avions esquissé :

« Les tours, combien ont-elles de haut ? »

Roubet

Soixante mètres, je pense.

L'homme

Cela fait le premier étage de la tour Eiffel.

Roubet ne répondit pas : c'est pour nous qu'il continua d'épeler la Cathédrale : « Voici, nous dit-il, la dormition de la Vierge : admirez la gravité triste de ce visage, c'est peut-être la plus belle effigie de la mère de Dieu. » Il nous montra le Zodiaque et les Travaux des jours ; puis nous menant du côté du portail Sud : « Tenez, voici ma petite maison ; de ma fenêtre je surveille ma Cathédrale... Il y a longtemps que je désirais acquérir une demeure d'où on puisse la voir ; mon dernier ouvrage sur le Moyen-Age m'a procuré cette joie. »

Il nous faisait une curieuse impression, son bonheur n'avait rien d'éclatant. Il l'acceptait, nous semblait-il, avec résignation. Il disait : « J'ai gagné beaucoup d'argent. » Cette phrase, sans l'accent d'orgueil qui d'habitude la ponctue, changeait de sens. Il ne nous confiait pas cela pour nous « en imposer », il le constatait simplement.

« Il faut, dit Gilbert, quand Roubet nous eut quitté, une singulière assise pour supporter calmement les changements de la fortune.

Marc

C'est une bien remarquable vie que celle d'Étienne Roubet. Il est né (et c'est peut-être là le secret de sa fermeté) dans ces campagnes des bords de Loire dont le calme et le relief modéré ont quelque chose de roman. Jamais il n'avait reçu d'autre leçon quand il vint ici comme sacristain. Imaginez son émoi ! Ce jeune paysan qu'aucune école, aucun service militaire n'avait déformé, retrouvait – mais à leur quintessence et combien plus claires et spirituelles – ces leçons que les coteaux et les vignobles de son pays, depuis son enfance lui révélaient. Son âme était à la mesure des légendes : dans ce demi jour propice, parmi la floraison effervescente des vitraux, elle s'épanouit. Peu à peu, à errer la nuit dans la nef dont il ne soupçonnait  plus les voûtes, dans les bas-côtés où l'éclat d'un dernier cierge rentait les ténèbres comme palpables, il lui vient la curiosité de déchiffrer ces images qui ne nous sont plus guère que des hiéroglyphes. Vous devinez l'influence qu'elles eurent sur cet esprit intact ! elle l'ont formé. Ces portails et ces verrières où le Moyen-Age avait inscrit toute sa science lui furent une encyclopédie ; ne cherchant pas à la dépasser, de toutes ses forces il s'y conforma.

Vitalis

N'est-ce pas pour illustrer notre conversation qu'il nous a été donné de confronter ces deux hommes : Roubet et le motocycliste qui nous suivait tout à l'heure. Ils sont tous deux du même milieu, de même race et de même souche, ils ne diffèrent que de culture...

Alain

… que de culture. Mais quelle opposition !

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Tout ce qui avait été dit au cours de cette promenade entrait tellement dans le cadre de nos préoccupations que nous reprîmes notre conversation exactement au point où nous l'avions laissée.

Vitalis

Nous parlions de la Machine. Le plus triste, c'est qu'elle est laide. Elle n'a même pas la beauté de l'instrument dont on sort une œuvre : elle ne sert qu'à une des innombrables transformation de l'objet avant qu'il atteigne sa forme ; elle n'est qu'un rouage, en soi-même dépourvu de sens, de l'usine. L'Usine, elle, atteint parfois à la beauté, à la contempler on devine sa fin... Hélas ! l'ouvrier ne la comprend pas. Il lui faudrait une culture qu'il ne peut avoir. Il reste confiné sur un de ses éléments, jamais il n'en saisit l'ensemble.

Marc

Je songe à ces moulins à vent, qui tournent au rythme du nuage, à ces voiliers qui, toutes antennes déployées, comme de grands insectes frôlent la mer. Tout ce qui tire sa force directement de la nature participe à sa beauté. Comment pourraient-elles n'être pas laides ces machines qui hurlent au fond de hangar.

Alain

Je plains l'ouvrier de travailler sur des instruments qui jamais n'ont été chantés. Il ignore ce respect du paysan pour les outils que tant de poètes ont glorifiés. J'ai souri autrefois (et peut-être même me suis-je attristé) de voir sur tous les murs, jusque dans les plus misérables masures des reproductions de l'Angélus... Je comprends maintenant l'intérêt d'un tel tableau pour le paysan ; il y sent une exaltation de sa vie. Qui détaillera jamais à l'ouvrier les quelques beautés de la sienne !

Gilbert

Pourtant on essaie de chanter la vie de l'Ouvrier, le Populisme...

Vitalis

Ne me parle pas du Populisme, c'est un divertissement de bourgeois... Seul un homme extrêmement cultivé peut trouver quelque intérêt à ces descriptions d'une vie uniformément grise... elles ont pour lui le même attrait que les études anthropologiques de Fabre. Un ouvrier n'y éprouverait aucun plaisir. L'imaginez-vous revenir de son chantier en dévorant « Hôtel du Nord » tout le temps du trajet ? Il y a deux sortes de lecteurs parmi les ouvriers : ceux qui ont un but de culture ceux là se nourrissent de vulgarisation scientifique ; les autres ne lisent que pour se dégager de leur vie, pour trouver un peu de ce miracle que jamais elle ne leur réserve. De là le succès des éditions à soixante-quinze centimes : ces ouvriers s'y repaissent de merveilleux. Merveilleux bien médiocre, frelaté... pourtant, l'aventure de la dactylo « chaste et flétrie » qui après mille péripéties épouse un multimillionnaire, les sort un instant de l'enlisement quotidien.

C'est ce besoin de merveilleux que devrait satisfaire une littérature vraiment populaire... Il nous faudrait une nouvelle légende dorée, qui s’insérât dans la vie de l'ouvrier. Ce qu'aime la midinette, dans « chaste et flétrie », c'est qu'elle se confond avec l'héroïne et longtemps après avoir refermé son livre, sa vie en reste comme imprégnée : ce jeune homme qui passe dans une automobile rutilante ne l'enlèvera-t-il pas ? Est-elle bien sûre de ne  les avoir vécues pas ces heures tragiques et merveilleuses où la comtesse pour la séparer d'Alban l'avait enfermée au château de Stervrasz ?

Marc

Oui, c'est cela qu'il faudrait trouver : un merveilleux qui partit de ce faubourg, de ses trois arbres et de son réverbère, pour que les yeux illuminés de l'ouvrier les transfigurent.

Nous nous tûmes... Avec le soir la Cathédrale s'engloutit dans le mystère... L'air épaissement coloré, où les piliers levaient, comme de grandes algues leur fût verdâtre, baignait tout d'une lueur égale sur laquelle flottaient les voûtes. Immobilité des grandes profondeurs : des volutes d'encens stagnaient autour des autels... il semble que si l'on parlait les sons se figeraient dans le silence.